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mercredi, 16 mars 2022 20:29

La bataille des Vénètes, par Jules César

La Bataille des Vénètes, par Jules César

Extrait de La Guerre des Gaulles, livre III - Traduction Biblioteca Classica Selecta

Plan peuples celtyes

Soulèvement des Vénètes

Après ces événements, César avait tout lieu de croire la Gaule pacifiée ; les Belges avaient été défaits, les Germains repoussés, les Sédunes (peuple celte établi dans le Valais) vaincus dans les Alpes. Il partit donc au commencement de l'hiver pour l'Illyrie, (actuelle Albanie) dont il voulait visiter les nations et connaître le territoire, lorsque tout à coup la guerre se ralluma dans la Gaule. Voici quelle en fut la cause. Le jeune P. Crassus hivernait avec la septième légion, près de l'Océan, chez les Andes (près d'Angers). Comme il manquait de blé dans ce pays, il envoya des préfets et plusieurs tribuns militaires chez les peuples voisins, pour demander des subsistances ; T. Terrasidius, entre autres, fut délégué chez les Esuvii (dans l'Orne) ; M. Trébius Gallus chez les Coriosolites (Côtes d'Armor) ; Q. Vélanius avec T. Sillius chez les Vénètes (Pays vannetais).

Cette dernière nation est de beaucoup la plus puissante de toute cette côte maritime. Les Vénètes, en effet, ont un grand nombre de vaisseaux qui leur servent à communiquer avec la Bretagne (Grande Bretagne) ; ils surpassent les autres peuples dans l'art et dans la pratique de la navigation, et, maîtres du peu de ports qui se trouvent sur cette orageuse et vaste mer, ils prélèvent des droits sur presque tous ceux qui naviguent dans ces parages. Les premiers, ils retinrent Sillius et Vélanius, espérant, par ce moyen, forcer Crassus à leur rendre les otages qu'ils lui avaient donnés. Entraînés par la force d'un tel exemple, leurs voisins, avec cette prompte et soudaine résolution qui caractérise les Gaulois (les peuples celtes), retiennent, dans les mêmes vues, Trébius et Terrasidius ; s'étant envoyé des députés, ils conviennent entre eux, par l'organe de leurs principaux habitants, de ne rien faire que de concert, et de courir le même sort. Ils sollicitent les autres états à se maintenir dans la liberté qu'ils ont reçue de leurs pères, plutôt que de subir le joug des Romains. Ces sentiments sont bientôt partagés par toute la côte maritime ; ils envoient alors en commun des députés à Crassus, pour lui signifier qu'il eût à leur remettre leurs otages, s'il voulait que ses envoyés lui fussent rendus.

César construit une flotte. Coalition des peuples de l'Océan

César, instruit de ces faits par Crassus, et se trouvant alors très éloigné, ordonne de construire des galères sur la Loire, qui se jette dans l'Océan, de lever des rameurs dans la province, de rassembler des matelots et des pilotes. Ces ordres ayant été promptement exécutés, lui-même, dès que la saison le permet, se rend à l'armée. Les Vénètes et les autres états coalisés, apprenant l'arrivée de César, et sentant de quel crime ils s'étaient rendus coupables pour avoir retenu et jeté dans les fers des députés dont le nom chez toutes les nations fut toujours sacré et inviolable, se hâtèrent de faire des préparatifs proportionnés à la grandeur du péril, et surtout d'équiper leurs vaisseaux. Ce qui leur inspirait le plus de confiance, c'était l'avantage des lieux. Ils savaient que les chemins de pied étaient interceptés par les marées, et que la navigation serait difficile pour nous sur une mer inconnue et presque sans ports.  Ils espéraient en outre que, faute de vivres, notre armée ne pourrait séjourner longtemps chez eux ; dans le cas où leur attente serait trompée, ils comptaient toujours sur la supériorité de leurs forces navales. Les Romains manquaient de marine et ignoraient les rades, les ports et les îles des parages où ils feraient la guerre ;  la navigation était tout autre sur une mer fermée que sur. une mer aussi vaste et aussi ouverte que l'est l'Océan.  Leurs résolutions étant prises, ils fortifient leurs places et transportent les grains de la campagne dans les villes. Ils réunissent en Vénétie le plus de vaisseaux possible, persuadés que César y porterait d'abord la guerre.  Ils s'associent pour la faire les Osismes (tribu celte, Finistère), les Lexovii (tribu celte env. Deauville), les Namnètes (tribu celte env. Nantes) les Ambiliates (tribu celte, Vendée), les Morins (tribu celte, Pas de Calais), les Diablintes (peuple celte env. de Jublains, Mayenne) et les Ménapes (tribu celte,Flandres belges) ; ils demandent des secours à la Bretagne, située vis-à-vis de leurs côtes.

César répartit ses troupes dans la Gaule

Les difficultés de cette guerre étaient telles que nous venons de les exposer, et cependant plusieurs motifs commandaient à César de l'entreprendre : l'arrestation injurieuse de chevaliers romains, la révolte après la soumission, la défection après les otages livrés, la coalition de tant d'états, la crainte surtout que d'autres peuples, si les premiers rebelles demeuraient impunis, se remissent à suivre leur exemple.  Sachant donc que presque tous les Gaulois aspiraient à un changement ; que leur mobilité naturelle les poussait facilement à la guerre, et que, d'ailleurs, il est dans la nature de tous les hommes d'aimer la liberté et de haïr l'esclavage, il crut devoir, avant que d'autres états fussent entrés dans cette ligue, partager son armée et la distribuer sur plus de points.

 Il envoie son lieutenant T. Labiénus avec de la cavalerie chez les Trévires, peuple voisin du Rhin. Il le charge de visiter les Rèmes (près de Reims) et autres Belges, de les maintenir dans le devoir et de s'opposer aux tentatives que pourraient faire, pour passer le fleuve, les vaisseaux des Germains que l'on disait appelés par les Belges. Il ordonne à P. Crassus de se rendre en Aquitaine, avec douze cohortes légionnaires et un grand nombre de cavaliers, pour empêcher ce pays d'envoyer des secours dans la Gaule, et de si grandes nations de se réunir.  Il fait partir son lieutenant Q. Titurius Sabinus, avec trois légions, chez les Unelles (actuel Cotentin, Manche), les Coriosolites et les Lexovii, pour tenir ces peuples en respect. II donne au jeune D. Brutus le commandement de la flotte et des vaisseaux gaulois, qu'il avait fait venir de chez les Pictons (dans le Poitou), les Santons (près de Saintes) et autres pays pacifiés, et il lui enjoint de se rendre au plus tôt chez les Vénètes, lui-même en prend le chemin avec les troupes de terre.

Difficultés de la guerre contre les Vénètes

Telle était la disposition de la plupart des places de l'ennemi, que, situées à l'extrémité de langues de terre et sur des promontoires, elles n'offraient d'accès ni aux gens de pied quand la mer était haute, ce qui arrive constamment deux fois dans l'espace de vingt-quatre heures, ni aux vaisseaux que la mer, en se retirant, laisserait à sec sur le sable.  Ce double obstacle rendait très difficile le siège de ces villes.  Si, après de pénibles travaux, on parvenait à contenir la mer par une digue et des môles, et à s'élever jusqu'à la hauteur des murs, les assiégés, commençant à désespérer de leur fortune, rassemblaient leurs nombreux navires, dernière et facile ressource, y transportaient tous leurs biens, et se retiraient dans des villes voisines. Là ils se défendaient de nouveau par les mêmes avantages de position.  Cette manoeuvre leur fut d'autant plus facile durant une grande partie de l'été, que nos vaisseaux étaient retenus par les vents contraires et éprouvaient de grandes difficultés à naviguer sur une mer vaste, ouverte, sujette à de hautes marées et presque entièrement dépourvue de ports.

Leurs navires. Leur tactique

Les vaisseaux des ennemis étaient construits et armés de la manière suivante : la carène en est un peu plus plate que celle des nôtres, ce qui leur rend moins dangereux les bas-fonds et le reflux ; les proues sont très élevées, les poupes peuvent résister aux plus grandes vagues et aux tempêtes ; les navires sont tout entiers de chêne et peuvent supporter les chocs les plus violents. Les bancs, faits de poutres d'un pied d'épaisseur, sont attachés par des clous en fer de la grosseur d'un pouce ; les ancres sont retenues par des chaînes de fer au lieu de cordages ;  des peaux molles et très amincies leur servent de voiles, soit qu'ils manquent de lin ou qu'ils ne sachent pas l'employer, soit encore qu'ils regardent, ce qui est plus vraisemblable, nos voiles comme insuffisantes pour affronter les tempêtes violentes et les vents impétueux de l'Océan, et pour diriger des vaisseaux aussi pesants.  Dans l'abordage de ces navires avec les nôtres, ceux-ci ne pouvaient l'emporter que par l'agilité et la vive action des rames ; du reste, les vaisseaux des ennemis étaient bien plus en état de lutter, sur ces mers orageuses, contre la force des tempêtes.  Les nôtres ne pouvaient les entamer avec leurs éperons, tant ils étaient solides ; leur hauteur les mettait à l'abri des traits, et, par la même cause, ils redoutaient moins les écueils.  Ajoutons que, lorsqu'ils sont surpris par un vent violent, ils soutiennent sans peine la tourmente et s'arrêtent sans crainte sur les bas-fonds, et, qu'au moment du reflux, ils ne redoutent ni les rochers ni les brisants ; circonstances qui étaient toutes à craindre pour nos vaisseaux.

Victoire navale de Brutus

Après avoir enlevé plusieurs places, César, sentant que toute la peine qu'il prenait était inutile, et qu'il ne pouvait ni empêcher la retraite des ennemis en prenant leurs villes, ni leur faire le moindre mal, résolut d'attendre sa flotte. Dès qu'elle parut et qu'elle fut aperçue de l'ennemi deux cent vingt de leurs vaisseaux environ, parfaitement équipés et armés, sortirent du port et vinrent se placer devant les nôtres. Brutus, le chef de la flotte, les tribuns militaires et les centurions qui commandaient chaque vaisseau, n'étaient pas fixés sur ce qu'ils avaient à faire et sur la manière d'engager le combat. Ils savaient que l'éperon de nos galères était sans effet ; que nos tours, à quelque hauteur qu'elles fussent portées, ne pouvaient atteindre même la poupe des vaisseaux des barbares, et qu'ainsi nos traits lancés d'en bas seraient une faible ressource, tandis que ceux des Gaulois nous accableraient. Une seule invention nous fut d'un grand secours : c'étaient des faux extrêmement tranchantes, emmanchées de longues perches, peu différentes de celles employées dans les sièges. Quand, au moyen de ces faux, les câbles qui attachent les vergues aux mâts étaient accrochés et tirés vers nous ; on les rompait en faisant force de rames ; les câbles une fois brisés, les vergues tombaient nécessairement, et cette chute réduisait aussitôt à l'impuissance les vaisseaux gaulois, dont toute la force était dans les voiles et les agrès.  L'issue du combat ne dépendait plus que du courage, et en cela nos soldats avaient aisément l'avantage, surtout dans une action qui se passait sous les yeux de César et de toute l'armée ; aucun trait de courage ne pouvait rester inaperçu ; car toutes les collines et les hauteurs, d'où l'on voyait la mer à peu de distance, étaient occupées par l'armée.

Dès qu'un vaisseau était ainsi privé de ses vergues, deux ou trois des nôtres l'entouraient, et nos soldats, pleins d'ardeur, tentaient l'abordage. Les barbares ayant, par cette manoeuvre, perdu une partie de leurs navires, et ne voyant nulle ressource contre ce genre d'attaque, cherchèrent leur salut dans la fuite : déjà ils avaient tourné leurs navires de manière à recevoir le vent, lorsque tout à coup eut lieu un calme plat qui leur rendit tout mouvement impossible. Cette heureuse circonstance compléta le succès ; car les nôtres les attaquèrent et les prirent l'un après l'autre, et un bien petit nombre put regagner la terre à la faveur de la nuit, après un combat qui avait duré depuis environ la quatrième heure du jour jusqu'au coucher du soleil.

Soumission des Vénètes

 Cette bataille mit fin à la guerre des Vénètes et de tous les états maritimes de cette côte ; car toute la jeunesse et même tous les hommes d'un âge mûr, distingués par leur caractère ou par leur rang, s'étaient rendus à cette guerre, pour laquelle tout ce qu'ils avaient de vaisseaux en divers lieux avait été rassemblé en un seul. La perte qu'ils venaient d'éprouver ne laissait au reste des habitants aucune ressource pour la retraite, aucun moyen de défendre leurs villes. Ils se rendirent donc à César avec tout ce qu'ils possédaient. César crut devoir tirer d'eux une vengeance éclatante, qui apprît aux barbares à respecter désormais le droit des ambassadeurs. II fit mettre à mort tout le sénat, et vendit à l'encan le reste des habitants.