Le plus halletant pour un historien local, même amateur, est de flairer une piste, de dénicher une anecdote et mettre à jour un fait inconnu.
Ainsi, en étudiant l'histoire des boulangers de Séné, un acte de décès attire l'attention. Jean LE DIGABEL, natif de Séné est décédé à Fontevraud le 23/8/1875. Cet acte, retranscrit à Séné reprend les informations de celui établi dans la cité angevine célèbre pour son abbaye. Mais qu'est allé faire Jean LE DIGABEL [14/1/1813 - 23/8/1875], boulanger de son métier au bourg de Séné, âgé de 62 ans, si loin de son village natal !
De plus, il semble avoir oublié sa profession, puisqu'il est déclaré journalier. Est-il allé travaillé à Fontevraud? Est-il décédé au cour d'un voyage? L'abbaye de Fontevraud a été restaurée à la fin du XIX° siècle, a-t-elle eu besoin de beaucoup de main d'oeuvre jusqu'à recruter en Bretagne? Mais Jean LE DIGABEL n'est ni tailleur de pierre ni maçon et son âge ne colle pas à cette hypothèse! Cette abbaye ne fut-elle pas avant une prison? LE DIGABEL aurait-il été interné à la prison de Fontevraud?
Quelques échanges d'emails avec les Archvies du Maine et Loire et le responsable du secteur "Archives modernes" transmet de précieuses informations que l'on peut étayer par d'autres documents.
"Monsieur,
Comme suite à votre demande d’information concernant Jean Le Digabel décédé à Fontevrault le 23 août 1875, Voici les éléments principaux relevés dans le dossier
- Jean Le Digabel né à Séné le 13 janvier 1813, (son père Sylvestre est boulanger, lire article sur les boulangers)
- Profession : journalier et lors de son entrée à la prison « se dit boulanger »
- Marié, 6 enfants, sait lire et écrire;
Au dénombrement de 1841, la famille Le Digabel apparait bien dans les registres.
Le site Geneanet nous donne la composition de sa famille. Il aura eu 8 enfants et "seul" 2 ou 3 moururent en bas âge.
- Condamné à 5 ans de prison par la cour d’assises du Morbihan le 6 décembre 1870 pour homicide volontaire
- Pas de condamnation antérieure
- Entré à la Maison centrale de Fontevrault le 23 décembre 1870, libérable le 6 décembre 1875.
- N° écrou : 36771, plaque n° 428
- Entré à l’infirmerie le 15 février 1875 et décédé le 23 août 1875 à 8 H 20 du soir.
- Pendant son incarcération, fin juin-début juillet 1875, il a donné son consentement au mariage d’une de ses filles [Marie Louise Le Digabel] à un marin dénommé Leray qui a embarqué aussitôt après le mariage.[Il s'agit de Pierre LERAY marié le 7/7/1875]
- Par un courrier daté du 17 décembre 1875, une de ses filles Mme Robineau boulangère à Montsarac, [Il s'agit de Mathurine Le Digabel épouse Jean-Auguste ROBINO] commune de Séné demande des nouvelles de son père qui aurait dû rentrer à son domicile une fois la peine expirée.[On ne va pas accueillir son père à la fin de sa détention. Décédé le 23 août, l'administration pénitencière n'a semble-t-il pas averti la famille du décès.]"
Ainsi, la piste du criminel était la bonne. Jean LE DIGABEL a commis un homicide volontaire et a été incarcéré à la prison de Fontevrault. On comprend qu'à quelques semaines de sa libération, après presque 5 ans de réclusion, il tombe malade et décède à l'hôpital du centre pénitenciaire. On s'étonne d'une peine "que de 5 ans" qui doit être mis en relation avec les circonstances de l'homicide.
Comment un honnête boulanger de Séné a-t-il tué quelqu'un en automne 1870? Qui était la victime?
On ne le dira jamais assez, les départements de France et de Navarre mettent de plus en plus en ligne leur archives et les côtes de nombreux dossiers archivés.
Quelques clics sur le site des archives du Morbihan et on trouve le dossier de Jean LE DIGABEL natif de Séné sous la côte 2U2-540 (au passage on tombe sur d'autres procès relatifs à des Sinagots, de nouveaux articles en perspective!). A la faveur d'une RTT, on file rue des Vénètes à Vannes consulter le dossier du procès en assises.
L'acte d'accusation retrace les circonstances de cet homicide :
Le 30 septembre 1870,
[nous sommes un vendredi, depuis le 4 septembre 1870, la III° Répûblique a été proclamée à Paris occupée par les Armées prussiennes. Le 1 septembre, l'Empereur est défait à Sedan. La France vaincue par les Etats allemands, qui instaure le Reich le 18 janvier à Versailles. La France signera un Armistice le 28 janvier 1871 mettant fin à cette guerre déclarée par Napoléon III, le 19 juillet 1870. Elle paiera rubis sur l'ongle de très fortes indemmnités de guerre.]
vers sept heures du soir, Le Digabel et Sylvestre Chelet , paludier, âgé de vingt sept ans, demeurant au bourg de Séné, se trouvaient ensemble dans le cabaret de Vincent Patern Simon.
[On retrouve la famille Chelet au dénombrement de 1841 et on note que celle-ci vit juste à côté du "débit de boisson" tenu par M & Mme Simon. Plus tard, Vincent Patern SIMON, leur fils, reprendra le "débit de boissons" après son mariage avec Julienne GUELZEC. Le "Sylvestre Chelet frère du précédent" se mariera et aura un fils, Sylvestre CHELET [15/8/1843-30/9/1870], notre victime.
Ce dernier [Sylvestre CHELET, âgé de 27 ans] qui était un peu pris de boissons, dit en plaisantant à son camarade : "tu es trop vieux, tu n'es plus bon à rien; si les Prussiens venaient ici, ils te tueraient tout de suite" en même temps, il faisait avec le pied tomber le chapeau de Le Digabel.
Toutefois, cette première querelle n'eut pas de suites car à quelques instants de là le Sieur Landais trouvait Chelet et Le Digabel dans des termes de la meilleure amitié. Chelet bientôt après, se prît en dispute avec le cabaretier Simon qu'il atteignit d'un coup de pied à la cuisse et qu'il renversa sur le dos. Au bruit de cette scène, Le Digabel qui était sorti, rentra et reprocha à son compagnon de ne s'attaquer qu'à des vieillards. L'un et l'autre se colletèrent alors mais la femme Vincent mit fin à la querelle en ordonant à l'inculpé de quitter le cabaret.
Celui-ci sortit aussitôt et alla se poster à quelques pas de la maison située en face de l'auberge. Deux ou trois minutes après, Chelet paraissait : "sors donc dehors" B...lui cria Le Digabel. "Viens donc boire une chopine" lui répondit Chelet en s'avançant vers lui; il lui posa familièrement la main sous l'épaule. A cet instant même, Le Digabel, sans répliquer un mot, saisit à la gorge son adversaire et lui porta deux coups de couteau. Chelet ne poussa pas de cri. Il fit en trébuchant quelques pas et alla tomber à une quinzaine de mètres de l'endroit où il avait été frappé. Un quart d'heure après, il était mort.
L'examen du cadavre effectué le lendemain chez la victime révelèra deux blessures à la poitrine et à l'abdomen portées "par un couteau à la mae acérée".
Le 1er coup de couteau "a été donné avec une telle violence que le couteau a nécéssairmeent traversé la peua, les muscles, coupé le carticlage intercostal de la 6ème côte et traversé le péricarde et perforé le vendticule droit du coeur". Le seonde blessure est une plaie pénétrante dans l'abdomen. L'ouverture extérieure de 2 1/2 cm de long est à peu près verticale et étalé sur 4 cm le long de l'ombilic. ...Cette blessure interesse la peau, les muscles de l'abdomen et de l'estomac dont la face extérieure est perforé."
Malgré la guerre et le changement de régime politique en France, la continuité de l'Etat est assurée et justice rendue. L'instruction du procès a lieu avec l'aide d'un interprète pour assister les témoins qui parlent breton. Maître Caradec est l'avocat commis d'office pour défendre Jean LE DIGABEL. Le 10 novembre 1870, Jean LE DIGABEL est mis en accusation. Il reconnaitra son homicide.
Jean LE DIGABEL fut condamné à 5 ans de prison le 6 décembre par les Assises du Morbihan et interné à la prison de Fontevrault le 23 décembre 1870. Il décèdera de maladie le 23 août 1875.