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samedi, 10 juin 2017 16:29

MALRY, englouti avec la Framée, 1900

Il y a beaucoup "d'anonymes" dans les registres de l'état civil. Il faut une mention marginale particulière, un acte de décès plus long que d'accoutumé pour retenir l'attention de l'historien local en quête d'un récit à raconter.

Tel est le cas du décès de Aimé Louis Marie MALRY. La mention marginale énonce un jugement confirmant son décès. On lit dans l'extrait que le marin de Séné a péri dans le naufrage de la Framée. On a envie d'en savoir plus sur le destin singulier d'un jeune marin sinagot.... 

MALRY Aimé Louis Framée décès

 Avec méthode on rassemble des documents pour retracer le parcours du marin. Son acte de naissance nous indique qu'il nait le 8 octobre 1868 à Cadouarn. Son père est alors cordonnier et sa mère ménagère. Cadouarn est un village de pêcheurs....

MALRY Aimé Extrait 1868

Aimé MALRY choisit de devenir mousse comme la plus part des jeunes gars de Séné sur la presqu'île. Sa fiche d'Inscrit Maritime aux archives de Lorient nous indique qu'il débute comme mousse sur le canot "Armand" le 18 janvier 1885. Il devient matelot le 18/10/1886 et d'inscrit provisoire, il passe à inscrit définitif.

MALRY mousse

Au dénombrement de 1886, Aimé MALRY est recensé avec ses parents. C'est l'ainé et le seul garçon de la fratrie.

 Malry 1886 famille Cadouarn

A l'âge de 20 ans, en octobre 1888, il débute sa conscription qui prend fin en octobre 1892. Il rentre sur Vannes pour quelques mois puis s'engage pour 3 ans en mars 1893. Il navigue sur le Requin, le Turenne, Le Cassini, loin des canots du Golfe du Morbihan. En novembre 1896, il repart pour 3 ans et est embarqué sur le Terrible, l'Indomptable pour des séjours plus longs. En octobre 1898, il renouvelle son engagement de marin. Il est à bord du Kerguelen puis le 6 février 1900 il s'embarque sur la Framée.

Sa fiche d'inscrit maritime indique qu'il disparait avec le contre torpilleur Framée dans la nuit du 10 au 11 août 1900.

MALRY Framée dernier BATO

Quelles furent les causes du naufrage du contre torpilleur Framée ? Comment périt Aimé Louis Marie MALRY dans cette nuit du 10 août 1900 ?

Une série d'article de presse et de témoignage d'épqoue raconte cet accident maritime qui fit 47 victimes, dont Aimé MALRY de Séné et d'où survécurent 14 marins.

"Plusieurs hommes de la Framée ont dû être surpris par la mort dans leur plein sommeil"

"mes pauvres camarades enfermés ont dû être étouffés sans transition entre le sommeil et la mort."

Un monument à la mémoire des marins disaprus lors du naufrage due la Framée a été érigé à Lorient. Il est toujours visible au cimetière de Carnel.

MALRY carnel lorient  MALRY framée Lorient carnel

ARTICLE DU 26/08/1900 extrait du PELERIN accompagné d'une illustration en couleur pour accentuer le caractère dramatique de cette nouvelle.

MALRY Framée Pelerin
Le Pelerin : Dessin paru dans LE PELERIN du 26 août 1900

Dans la nuit de 10 au 11 août 1900, l'escadre de la méditerranée passait au large du cap Saint-Vincent, au sud du Portugal, se dirigeant vers le détroit de Gibraltar. Le temps était superbe et la lune éclairait l'immense horizon.

MALRY Cap St Vincent

Vers minuit, l'amiral FOURNIER, commandant de l'escadre, à bord du cuirassé Brennus, fit dire au contre-torpilleur Framée de se rapprocher du vaisseau-amiral pour recevoir des ordres.

MALRY framée contre torpilleur

La Framée s'avança aussiôt vers le Brennus et commença l'échange des signaux à bras lumineux.

MALRY Framée Mauduit Duplessix

Les deux navires ayant une direction convergeante, le commandant de vaisseau de Mauduit-Duplessix, commandant de la Framée, commanda de porter la barre 20 degrés à gauche. Par des circonstances que l'on ignorera toujours, l'ordre fut mal compris, le contre-torpilleur vint au contraire sur la droite et se précipita sur l'étrave du cuirassé.

L'officier de quart du Brennus s'étant aperçu du danger, il avait donné ordre de faire machine en arrière. Mais il était trop tard, le choc se produisit, le contre-torpilleur se coucha d'abord sur le flanc, puis se retourna, la quille en l'air, tandis que les hélices continuaient à tourner dans le vide. Quelques minutes après, la Framée sombrait par 850 mètres de fond.

La plus grande partie de l'équipage avait été surpise dans son sommeil, les chauffeurs et mécaniciens dans la chaufferie. Un matelot avait réussi à sauter sur la plage avant du cuirassé.

Le quatier-maître RIO, du Brennus, avait, en s'accrochant au bossoir13 intérieur, tendu sa ceinture de cuir au commandant de Mauduit-Duplessix. L'officier refusa : "Tout à l'heure", dit-il, et il se tourna vers ses hommes pour les engager à se sauver. L'officier-mécanicien voulant, lui aussi, s'occuper du sauvetage de ses hommes, les deux héros furent engloutis.

Quatorze marins*, bons nageurs, purent échapper aux remous terribles produits par la catastrophe et se maintenir sur des épaves, jusqu'à ce qu'on vint les recueillir du Brennus.

Les recherches, ordonnées par l'amiral FOURNIER, durèrent jusqu'à trois heures du matin, elles furent vaines.

La Framée avait fait ses essais à Brest le mois dernier. Les bons Français doivent une prière aux âmes de ces marins, morts dans l'accomplissement de leur devoir.  En réalité on comptera 47 victimes et 14 survivants.

MALRY Framée Survivants

Remerciement a www.sourdaine.org

 

TEMOIGNAGE DE L'ASPIRANT de majorité Jean CRAS, qui servait à bord du BRENNUS, dans une lettre en date du 12 août 1900 (Avec l'aimable autorisation de la famille CRAS)

MALRY Brennus cuirassé

Dimanche 12 août,

Mes chers amis,

Je vous écris sous le coup de cette horrible catastrophe que vous apprendrez sans doute par les journaux avant que ne vous arrive cette lettre.

Je vais vous raconter exactement comment nous avons coulé la Framée car il se glissera sans doute bien des erreurs sous la plume des Caradec et autres. Nous avons doublé vendredi soir le cap Saint Vincent et nous nous dirigions vers Gibraltar que nous devions passer le lendemain matin à 8 heures.

Vers 1h 1/2 la Foudre et les petits torpilleurs, qui étaient partis après nous de Royan nous rejoignent. La Framée et la Hallebarde naviguaient déjà de conserve avec nous. On appela la Framée par signal pour lui communiquer un signal à bras lumineux à transmettre à la Foudre arrivant loin derrière. (Dites à la Foudre de prendre la queue de la ligne et aux torpilleurs ralliant de se placer à côté de leurs cuirassés).

La Framée qui était par le travers du Charles Martel se rapprocha et vint apercevoir notre signal en se tenant à environ 50 mètres par le travers de notre passerelle arrière (celle où la majorité se tient). On commença le signal qu'elle interpréta.

Puis tout à coup elle nous gagna un peu en se rapprochant de nous à la hauteur de notre passerelle avant, se jeta sur la droite en filant à toute vitesse pour venir s'appliquer sur notre étrave. Tout cela se fit en un temps si court qu'on ne peut l'estimer.

Lorsque l'officier de quart avait vu que la Framée se rapprochait très vite de nous, il avait mis "toute à droite" et "en arrière toute vitesse", mais notre masse de 12 000 tonnes n'avait pas eu le temps de dévier de sa route et de s'arrêter sensiblement que la pauvre Framée était déjà éventrée. Pendant quelques secondes (peut-être 30 secondes, peut-être une minute) notre étrave la supporta presque droite. Mais le torpilleur en travers de nous et la machine battant en arrière avaient cassé notre axe, et la Framée tourna, la quille en l'air, en abandonnant notre avant. Pendant cinq minutes elle flotta, puis tout disparu.

J'étais à peine couché, quand tout ceci arriva, ayant passé la soirée à blaguer avec Tinot de télégraphie sans fil. Je ressentis le choc et la trépidation de la machine battant en arrière ; presque aussitôt d'ailleurs un timonier venait nous prévenir de la catastrophe. En un clin d'œil j'étais sur le pont : la Framée était déjà par le fond.

Tout autour de nous d'horribles cris d'angoisse déchiraient le cœur, et les projecteurs éclairaient des têtes surnageant, des espars jetés à la hâte, des bouées, des planches...

MALRY framé sauvetage

En toute hâte des embarcations furent amenées, l'escadre stoppée, et le signal "Abordage, demande de prompt secours" - Oh ! Les cris : "Au secours ! Au secours, je me noie..." Quand un projecteur éclairait une tête il semblait que sa voix devenait joyeuse horriblement "Oui ! Ici, ici !, Au secours..." Quelques hommes étaient à peine à 20 mètres du bord. L'un d'eux criait et se débattait à peine 10 ou 15 mètres : mais la houle était trop forte pour songer à se jeter à l'eau. Celui-ci avait d'ailleurs à un mètre de lui - pas plus - une planche salvatrice. Mais il ne la voyait pas, n'entendait pas. Il leva les bras en l'air, et disparut. Et toujours les mêmes cris d'angoisse, et l'eau entrant dans les gosiers qui râlent. Nos embarcations revenaient, l'une après l'autre. 3 hommes avaient réussi à sauter à bord, lorsque la Framée était encore sur notre étrave. La 1ère baleinière revint avec 6 hommes, une autre avec 3, une autre avec 1 et enfin le Canot major avec un dernier heureux. 14 en tout, sur 61... ! Les embarcations repartaient, mais en vain. Les cris peu à peu s'étaient éteints et l'on sentait que tous coulaient les uns après les autres. Le silence fut bientôt complet - quand il fut bien sûr que tout le reste avait sombré, un coup de canon fit rallier les embarcations. C'était fini.

MALRY framée naufrage gravure

Gravure parue dans l'Illustration

Le Dunois et le Galilée reçurent l'ordre de rester sur les lieux jusqu'au jour, et l'escadre repartit.

D'après le rapport des hommes sauvés, voilà comment il faut expliquer cette catastrophe inimaginable.

On conçoit en effet qu'un torpilleur, essayant de passer devant un cuirassé, calcule mal et s'accroche au passage : mais lorsque la Framée était à la hauteur de notre arrière, voyant parfaitement nos signaux, pourquoi augmenter de vitesse, comment est-il possible qu'elle ait pu gagner 100 mètres, et venir brusquement se jeter sur nous ?

Or voici les commandements qui furent faits : la machine marchant à 105 tours, le Commandant commanda : "Plus vite" et la machine fut mise à 150 tours. Sans doute il voulait se rapprocher un peu de nous, et pour ne pas se laisser culer, il fit ce commandement de "plus vite". Mais de 105 à 150, cela fait 3 nœuds et la Framée, obéissant vivement aux quelques degrés de barre qu'on avait sans doute mis à droite et à la machine tournant plus vite, se rapprocha assez vite de nous en gagnant. Le Commandant dût donc tout à coup s'apercevoir qu'il était très près de nous et qu'il allait nous aborder. Vous savez que les distances s'évaluent très mal la nuit.

De plus la Framée n'avait jamais navigué en escadre, son Commandant [le commandant de vaisseau de Mauduit-Duplessix] venait d'embarquer après plusieurs années d'un poste à terre. Il est donc certain qu'il ne s'aperçut que très tard qu'il était très près de nous. Brusquement il commanda 20° à gauche. L'homme de barre mit 20° à droite. Le Commandant voyant que son bateau ne venait pas à gauche mit à toute vitesse pour accélérer l'évolution. La barre était mise à droite, la Framée pivota de ce côté en filant en avant et c'est alors que l'accident se produit.

MALRY framée petit journal

Lorsque la Framée était encore accrochée à nous, un gabier tendit sa ceinture au Commandant et lui dit : "Par ici, Commandant" - Il répondit par un signe qui voulait dire : "Tout à l'heure" et une seconde après le torpilleur chavirait la quille en l'air. Le mécanicien principal (Couppé) était sur le pont. Le remous l'a dû entraîner. Le second (l'enseigne Epaillard ?) était dans sa chambre. D'ailleurs sur les 60 hommes d'équipage il y en avait tout au plus sur le pont 10 ou 12 et ceux qu'on a sauvés, à part 1 ou 2, étaient en effet tous de quart. Les autres se sont trouvés coincés, avec la quille au-dessus d'eux... et je ne peux songer sans horreur à ce qu'ils ont dû souffrir d'angoisse pendant les cinq minutes que la Framée surnagea.

Un chauffeur eut le temps de s'échapper. Son camarade qui chauffait en même temps que lui le suivit. Il était à moitié hors du panneau de la chaufferie quand le collecteur de vapeur éclata : il retomba dans la chaufferie...

On ne saura jamais d'ailleurs toutes les scènes d'angoisse qui se sont passées pendant ces quelques minutes ou 47 hommes se sont noyés.

Nous avons tous été très frappés de cette grande catastrophe et ce n'est vraiment pas de chance que l'amiral finisse ainsi son commandement, bien qu'il ne soit en rien responsable d'une fatalité.

"J'ai vu bien des naufrages, bien des catastrophes" disait le Commandant, "mais jamais une pareille noyade ! "

 

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LA PERTE DE LA FRAMEE Texte du "MONITEUR DE LA FLOTTE et le JOURNAL DU MATELOT (Réunis)" du Samedi 18 août 1900

 

Une douloureuse nouvelle parvenait dimanche matin au ministère de la marine :

Le contre-torpilleur Framée de l’escadre de la Méditerranée avait été coulé par le cuirassé amiral Brennus. Une faible partie de l’équipage seulement avait pu être sauvée. Le nombre de morts était de quarante-huit ; c’est le Cassard qui avait été envoyé par l’amiral Fournier à Cadix pour télégraphier la catastrophe.

Le terrible accident a eu lieu au large du cap Saint-Vincent, dans les circonstances suivantes, d’après le récit qui et a été fait par des officiers du Brennus :

On sait qu'après avoir quitté Brest le 1er août, l'escadre de la Méditerranée était arrivée le lendemain, partie à Royan, partie à Bordeaux et à Arcachon. Le 7, elle avait opéré son ralliement à Royan pour rentrer à Toulon.


La catastrophe s'est produite dans la nuit du vendredi 10 août au samedi 11 vers minuit. L'escadre de la Méditerranée se trouvait à environ 70 milles au sud du cap Saint-Vincent, par le travers du cap Santa-Maria.

L'escadre était en ligne de file, faisant route vers le détroit de Gibraltar à la vitesse de 10 nœuds. Il faisait calme avec un peu de houle sud-est. La pleine lune éclairait l'horizon. On y voyait comme en plein jour. Tous les feux de navigation étaient allumés.

Vers onze heures quarante-cinq, le croiseur porte-torpilleur Foudre, qui était resté en arrière, ralliait l'escadre, et son retour était aussitôt annoncé à l'amiral Fournier. A ce moment, le commandant en chef voulut communiquer un ordre à la Foudre, désireux de lui demander si elle avait pu ravitailler ses torpilleurs. Il choisit pour transmettre cet ordre le contre-torpilleur Framée.

Mais la Framée ne parut pas comprendre les signaux qui lui étaient faits ; c’est alors – il était exactement onze heures quarante-cinq – qu'on donna l'ordre d'appeler la Hallebarde. Elle était près du Brennus, il suffit à l'officier de quart de l'appeler par son nom Hallebarde !

Elle arriva aussitôt : "Allez dire à la Framée de venir prendre un ordre verbal de l'amiral ; qu'on l'appelle depuis une demi-heure sans réponse".

La Hallebarde fila, transmit l'ordre, et la Framée, qui se trouvait à environ 400 mètres derrière elle, augmenta aussitôt sa vitesse et prit celle de 16 nœuds pour venir se placer à environ 50 ou 60 mètres à gauche du Brennus, par le travers de sa passerelle arrière, mais trop loin pour prendre l'ordre verbal. C'est alors que l'officier de service de la majorité, le lieutenant de vaisseau de Lapérouse fit communiquer avec le contre-torpilleur à l'aide de signaux lumineux à bras.

Le signal à transmettre était le suivant : "Pourquoi n'avez-vous pas répété ?" En d'autres termes : "Pourquoi n'avez vous pas signalé : aperçu ?"

D'abord, a dit un officier à un rédacteur de l'Echo de Paris, le signal "pourquoi" est exécuté deux fois avant que la Framée ne le comprenne. Le contre-torpilleur qui fait route parallèlement au vaisseau amiral signale enfin : Aperçu. Le Brennus passa au suivant : "N'avez-vous pas." La Framée signale : "aperçu" ; on arrivait au mot "répété", complétant ainsi la phrase interrogative, lorsque le maître de quart du Brennus, voyant le danger que courait la Framée qui s'approchait de plus en plus, quitte précipitamment le signal et va prévenir le lieutenant de vaisseau de Lapérouse, l'officier de service : "Voyez la Framée se rapproche considérablement – Ah ! bon, il faut faire attention !" Et le lieutenant de vaisseau de service alla prévenir l'officier de quart, M. le lieutenant de vaisseau Dumesnil.

Le lieutenant de vaisseau de Mauduit-Duplessix, commandant la Framée, était à ce moment sur le pont. Son second, l'enseigne Epaillard, était de quart sur la passerelle.

A un moment donné le commandant de Mauduit trouvant que la Framée se rapprochait trop du Brennus, arrivant sur bâbord, tout près de l'arrière, monta sur la passerelle et commanda : "vingt degrés à gauche ! ". Ce commandement, dit d'une voix forte fut parfaitement entendu des hommes de quart du Brennus. Le quartier-maître de mousqueterie Le Bail, qui se trouvait à côté du commandant et qui a été sauvé, se rappelle fort bien avoir entendu cet ordre qui est du reste bien parvenu, assure-t-on, à la machine de bâbord ; quant à celle de tribord aucun homme n'ayant survécu, on ne peut savoir si cet ordre a été exécuté.

MALRY Framée collision


Que se passa-t-il, au reste ? Il est difficile de le savoir, car l'homme de barre de la Framée n'a pas survécu, lui non plus. Toujours est-il, hélas ! que la Framée, au lieu d'obliquer à gauche, obliqua à droite et vint se précipiter sur l'étrave du cuirassé.
C'est en vain que, ayant vu la Framée venir si dangereusement à proximité du Brennus, l'officier de quart du cuirassé-amiral, le lieutenant de vaisseau Dumesnil, avec beaucoup de décision, mit immédiatement le gros navire à 10 puis à 20 degrés sur la droite, pour s'écarter et renversa ses machines. Tout cela, malheureusement, ne pouvait empêcher l'abordage.

Le commandant de Mauduit en eut l'immédiat pressentiment ; on l'entendit donner à la Framée l'ordre de marcher en avant à toute vitesse, pour tenter d'éviter le cuirassé. Cet ordre ne put être exécuté.

En moins d'instants qu'il ne faut pour l'écrire, la Framée était atteinte par l'étrave du cuirassé, à tribord, à la hauteur de la troisième cheminée sous une incidence de 30 degrés environ ; le Brennus avait à ce moment la barre toute à droite. Le petit navire se coucha instantanément sur le côté, chavira, la quille en l'air, et sombra au bout de deux ou trois minutes, ses hélices continuant encore à tourner. La collision s'était produite exactement à minuit sept.

Le personnel des machines et des chaufferies ainsi que les deux tiers de l'équipage de la Framée se trouvèrent emprisonnés sous l'eau, sans qu'aucun secours ne pût leur être porté ; l'escadre, en effet, était en route sans faire aucune manœuvre ; l'amiral, tenant compte des efforts et des longues heures de quart supplémentaires depuis la constitution de l'armée navale, n'avait imposé pour la rentrée à Toulon que le service ordinaire ; l'équipage était donc couché, en dehors des hommes de service qui se trouvaient sur le pont et qui, pour la plupart, ont pu se sauver.

Quant au lieutenant de vaisseau de Mauduit-Duplessix, à qui la perte du navire placé sous son commandement ne peut être imputée, il est mort volontairement et héroïquement, refusant de quitter son navire qui sombrait.

Le patron de la baleinière n°1 du Brennus, un quartier-maître de manœuvre nommé Rio, voulut sauver le commandant de la Framée, que l'on apercevait debout sur la muraille de son bâtiment. Il est parvenu à approcher du commandant de Mauduit-Duplessix et lui offrit sa ceinture de cuir. Il suffisait au commandant d'accepter pour être sauvé et sauter sur la plage-avant du Brennus ; il refusa avec la plus vive énergie : "Courage, mes hommes, dit-il en se tournant vers ceux qui surnageaient, tâchez de vous sauver. Adieu ! " et, comme lié à son navire dont il voulait partager le sort, il fut englouti dans les flots.

Les cris partis de la Framée et du Brennus avaient amené bientôt sur le pont du vaisseau-amiral un grand nombre d'officiers et de matelots qui purent organiser rapidement le sauvetage de quelques naufragés de la Framée qu'il paraissait possible d'arracher à la mort.

Malgré les bouées, les ceintures et les avirons qui leur furent jetés, beaucoup d'hommes se noyèrent dans les tourbillons et les remous provoqués par le chavirement de la Framée et le brusque mouvement en arrière du Brennus. Les quatre embarcations du Brennus ne purent recueillir que quatorze hommes, excellents nageurs ; le drame n'avait pas duré dix minutes.

L'officier mécanicien de la Framée, M. Jules Coupé, est mort non moins héroïquement que son commandant. Dès qu'il eut la notion de la catastrophe, il pensa à assurer, autant qu'il était possible de le faire, le sauvetage de ses camarades. Il aida notamment ceux de ses hommes, dont le chauffeur breveté Le Cayonnec, à sortir de la machine. Il leur fit revêtir la ceinture de sauvetage, grâce à laquelle ils purent se jeter sans danger dans l'eau. Mais les instants étaient comptés, et lorsque l'officier mécanicien pensa à lui, il était trop tard ! La Framée l'entraîna au fond. M. Coupé était marié et père de quatre enfants ; c'était le fils d'un entrepreneur de Saint-Quentin.

Le quartier-maître mécanicien est mort presque aussi tragiquement. Il avait fait remonter sur le pont ses ouvriers auxiliaires, les mécaniciens Bardinet et Emile Cornille, deux jeunes gens de dix-sept et dix-neuf ans, et à peine ceux-ci furent-ils sauvés que le bateau s'enfonçait.

Plusieurs hommes de la Framée ont dû être surpris par la mort dans leur plein sommeil. Le quart avait été pris à onze heures du soir, et certainement ceux qui avaient été relevés avaient dû s'endormir profondément. Parmi ceux qui ont échappé par miracle à l'engloutissement on cite le quartier-maître distributeur Joubeau, qui, raconte-t-on, s'était tenu couché au panneau le long du mât dès que le navire eut chaviré ; il s'en échappa, surnagea et fut recueilli saint et sauf.

Un officier du Brennus a expliqué à notre confrère de l'Echo de Paris comment la catastrophe a pu faire tant de victimes :

Nous avions eu une forte houle qui avait balayé l'avant des bateaux et obligé ceux-ci à fermer les panneaux ou écoutille et leurs sabords, ce qui faisait que l'air intérieur des navires était surchauffé surtout avec la chaleur dégagée encore à l'intérieur par les machines. A bord des grands bateaux comme le nôtre, c'était déjà un supplice, mais dans l'intérieur des torpilleurs, c'était atroce ; les gens devaient donc, comme d'habitude, coucher presque nus et être en transpiration dans leurs hamacs étroits ; ceux qui ne sont pas morts étouffés ont dû être congestionnés au contact de la mer.

Parmi ceux qui se sont distingués au cours de cette horrible catastrophe il faut signaler, parmi tant de sauveteurs courageux, le chauffeur auxiliaire Burguin, qui se fit attacher par les aisselles et, à plusieurs reprises, plongea dans les profondeurs causées par les remous ; il réussit ainsi à sauver un des hommes de la Framée que l'on considérait déjà comme perdu ; un autre matelot chauffeur était parvenu, grâce à Burguin, à se sauver de la chaufferie ; mais il ne put rester cramponné à la coque de la Framée, ayant les bras et les jambes brûlés ; il disparut en criant : "Sauvez-moi ! "

Un second-maître mécanicien de la Framée, qui nageait péniblement, entendit la voix d'un de ses amis du Brennus, un quartier-maître, lui cria : "Sauve-moi, Riaud ! " et disparut aussitôt.

Le quartier-maître distributeur de la Framée qui était couché dans son hamac au moment de la catastrophe, est un des rares parmi les hommes endormis au moment de la catastrophe qui ait pu se sauver.

Le secrétaire du commandant Mauduit, le 2e maître fourrier Gicquel, couché aussi dans son hamac, dut son salut à un besoin pressant qu'il allait satisfaire au moment de la collision. Excellent nageur, il fut recueilli sur l'eau.

Un de nos confrères a pu l'interviewer :

Il faisait une chaleur épouvantable dans le poste ; nous étions couchés lorsque tout à coup un besoin de la nature me fait lever et monter sur le pont. Tout d'un coup, avant de pouvoir me retourner, je me sens précipité dans la mer. Le commandant, à quelque distance, refuse une ceinture que lui envoie un homme d'une embarcation. Comment avons-nous fait notre compte pour sombrer ? Je suis incapable de le dire. Je n'étais plus moi-même, tellement le coup avait été brusque ; mes pauvres camarades enfermés ont dû être étouffés sans transition entre le sommeil et la mort.

A côté de moi, pendant que je criais au secours, j'entendais un fusilier me crier en saisissant un coffre dont il avait eu le sang-froid de couper les retenues à l'aide de son couteau : "Eh bien ! mon vieux, nous sommes propres. Je crois que c'est notre dernière heure, dis ! ". Je ne rigolais pas, m'accrochant à tout ce que je trouvais ; lui se tenait sur l'eau grâce au coffre. Ah ! le moment de transe que nous avons passé ! J'ai été hissé dans l'échelle d'avant…"

On cite des détails horribles : des malheureux, soit qu'ils aient perdu la raison, soit à bout de forces, n'ont pu saisir les objets qu'on leur présentait à la portée de leurs bras. "Accroche-toi vite", dit un homme du Brennus à un camarade. Le malheureux essayait de s'accrocher, mais sa main n'avait plus de force, il lâcha prise : "Je suis foutu ! " dit-il ; et, dans un remous il disparut. C'était horrible : on voyait leur corps zigzaguant dans l'eau avant de couler comme des plombs. D'autres criaient : "Par ici, la baleinière (10); par ici, le canot(11) : je n'en peux plus, venez vite, sauvez-moi ! " Les embarcations faisaient des efforts inouïs, mais il s'est passé si peu de temps entre l'abordage et la submersion que sauver plus de monde était impossible.

Dans la nuit silencieuse et claire on entendait retentir les cris et les plaintes des naufragés : "Oh ! Brennus, Brennus, au secours, sauvez-moi ; Brennus, à gauche, à droite, par ici ; mes chers enfants ! "

Tous ces cris déchirant s'entrecroisant dans la nuit calme, faisaient monter des larmes aux yeux des marins qui assistaient impuissants à la mort de leurs frères d'armes. Les projecteurs éclairaient les épaves où s'étaient cramponnés les quelques survivants permettant ainsi aux embarcations d'aller les secourir. De magnifiques actes de courage se sont produits, mais, hélas ! de tout l'équipage, quatorze hommes seulement ont pu être sauvés, la mer avait englouti tout le reste.

L'amiral Fournier laissa deux croiseurs jusqu’au jour sur le lieu de la catastrophe, le Galilée et le Dunois, mais personne ne reparût de ceux que la mer venait d’engloutir.

Sur les signaux du Brennus, dès qu’avait eu lieu la fatale rencontre, tous les navires de la force navale avaient ralenti, puis arrêté leur marche ; dès que le signal " abordage grave nécessitant de prompts secours " fut fait par le Brennus, les chaloupes(12) arrivèrent, celles du Charlemagne en tête ; en moins de cinq minutes les deux baleinières du Brennus volaient au secours des victimes.

L’escadre resta cependant plus de deux heures et demie sur les lieux. Les embarcations fouillèrent opiniâtrement l’horizon, les bâtiments lançaient de multiples projections électriques. Vers trois heures du matin, plus rien n’étant découvert à la surface, l'amiral Fournier dut, à regret, abandonner le lieu où venait de disparaître tant d’énergies humaines !

Le Brennus, dit le journal de bord d’un officier que publie le Figaro, tire un coup de canon pour renvoyer les embarcations à leurs bords respectifs puis signale de remettre en marche. Les recherches sont finies.


Y a-t-il des morts ? A ce moment-là nous l’ignorons.

Le patron de notre baleinière, en accostant à bord, nous dit que c’était bien la Framée qui a été coulée ; mais, avec l’insouciance professionnelle du marin, tout occupé qu’il était à recueillir les débris, comme on lui en avait donné d’ordre, il n’a même pas songé à demander combien d’hommes avaient été sauvés.

La ligne de l’escadre se reforme, dans la nuit calme ; et la lune impassible continue à faire papilloter ses reflets sur la mer inhumaine ; combien de malheureux celle-ci a-t-elle enseveli à jamais dans son linceul profond ? Que nous sommes donc peu de choses ?

...Vers six heures du matin, la brise s’est levée, assez forte : une mer courte et hachée moutonne à l’horizon. Nous avons le cap sur le détroit de Gibraltar. Au jour, la sœur de la Framée, la Hallebarde, parcourt la ligne des cuirassés, demandant à chacun d’eux, par signal à bras : " Avez-vous sauvé des hommes de la Framée ? Si oui, signalez leurs numéros matricule ".

Et la réponse, hélas ! est uniforme : " Nous n’avons sauvé personne ".

Ainsi s’évanouit déjà le bien faible espoir qui nous restait de savoir tout l’équipage sain et sauf.

Une heure après, le Brennus fait le signal suivant :

Le commandant en chef a la douleur d’annoncer à l’escadre la perte de la Framée, dans les circonstances suivantes : Ce contre-torpilleur était par le travers du Brennus pour interpréter un signal à bras ; son commandant, se voyant arriver trop près, commanda : " Augmenter la vitesse " et mit 20 degrés de barre à gauche pour s'écarter ; mais la barre fut mise à droite et le bâtiment se jeta avec violence sur l’avant du Brennus, qui renversa immédiatement sa marche, sans pouvoir éviter l’abordage. La Framée coula rapidement, 14 hommes seulement purent êtres sauvés ; ils ont donné l’explication précédente. "

C’est la lettre de deuil.

On estime que la Framée a coulé par 760 mètres de fond, mais elle n’a pas dû atteindre plus de 60 mètres de fond et la sinistre épave au funeste équipage flotte entre deux eaux au gré des courants sous-marins jusqu’à ce qu’un fond propice s’offre où elle s’échoue.

L’amiral Fournier a été interrogé par un rédacteur du Gaulois sur les causes de l’accident.

" Tous les officiers, dit-il, s’accordent à dire que l’accident est dû très probablement aux défectuosités du servo-moteur, ainsi que les organes de transmission d’ordre, qui étaient installés d’une façon insuffisante à bord de la Framée et ne permettaient pas au commandant de contrôler l’exécution de ses ordres. "

De son côté, M. le lieutenant de vaisseau de Cuverville, aide de camp de M. l’amiral Fournier, a fait la déclaration suivante à un rédacteur du Journal :

Visitant la Framée, à Brest, je m’étonnais que de Mauduit put manœuvrer un pareil navire. Le malheureux officier répondit qu’il avait à maintes fois signalé le fait sans rien obtenir. Entre Royan et Saint-Vincent, pareille erreur d’interprétation s’était produite deux fois ; la barre était sans doute bloquée.

La catastrophe est donc due très probablement à une mauvaise interprétation des ordres et au système de transmission qui était défectueux. "

 

L’escadre de la Méditerranée a mouillé le 14 en rade de Toulon. Les 14 survivants du naufrage du contre-torpilleur Framée, recueillis par le Brennus, ont été maintenus à bord du vaisseau-amiral. Ils n’ont pas communiqué avec la terre jusqu’à ce que le conseil d’enquête se soit réuni, ce qui a été chose faite mercredi, à bord du Charles-Martel. Le conseil d’enquête était présenté par le contre-amiral Roustan, commandant en second de l’escadre, assisté des deux plus anciens capitaines de vaisseau commandant en escadre, les commandants de kertanguy et Leygues. Ce conseil, après avoir entendu tous les témoignages, a établi un rapport documentaire détaillé sur les circonstances de la douloureuse catastrophe ; ce rapport sera porté à Paris par M. le vice-amiral Fournier.

En dehors des 14 naufragés qui, malheureusement, n’ont pu fournir que de vagues indications, les principaux témoins et acteurs du drame entendus ont été : le capitaine de Vaisseau Boué de la Peyrère, commandant du Brennus ; le lieutenant de vaisseau Dumesnil, de quart au moment de l’abordage ; l’enseigne de vaisseau Ferret, officier de quart en sous-ordre, du Brennus.

Le conseil a interrogé également le lieutenant de vaisseau de Lapérouse, aide de camp de l’amiral, qui vint avertir le lieutenant de vaisseau Dumesnil du danger.

Ont aussi été appelés à déposer devant le conseil :
- 1° Le deuxième maître de timonerie Hemme, chef de quart à bord du Brennus ;
- 2° Le deuxième maître de timonerie Minoux, chef de quart aux compas ;
- 3° Le quartier-maître de timonerie Moisan, sous-chef de quart à la veille ;
- 4° Le quartier-maître de timonerie Bonny, sous-chef de quart à la timonerie.

Le conseil a entendu la déposition de tous les matelots timoniers de service, hommes du bossoir(13) chargés de la surveillance extérieure du bâtiment.

Enfin, pour bien se rendre compte de la manœuvre du Brennus pour éviter la catastrophe, les membres enquêteurs ont entendu M. Pons, officier mécanicien de service dans la nuit du 10 au 11 et consulté son journal de machinerie.

L’officier mécanicien a prouvé, son livre à l’appui, que tous les mouvements de machines avaient été ordonnés et exécutés pour prévenir l’abordage.